Corps-mort

Hervé Basset

WARNING

Esta obra é uma ficção, mas qualquer semelhança com eventos reais e pessoas existentes ou falecidas (especialmente falecidas) é perfeitamente intencional.

Cette œuvre est une fiction, mais toute ressemblance avec des événements réels et des personnes existantes ou mortes (et spécialement mortes), est parfaitement volontaire.

This is a work of fiction, but any resemblance to actual events or persons, living or dead (and especially dead), is entirely intentional.

Certains d’entre vous reconnaîtront des personnages de cette histoire, peut-être se reconnaitront-ils eux-mêmes. Ce ne sera pas un hasard : parfois, la réalité nous blesse tellement que nous avons besoin de nous raconter des histoires pour la supporter…

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BIO

Je suis un habitant d’Álamo, sur les rives du Guadiana, depuis cinq ans. Je passe le plus clair de mon temps à écrire et à observer les oiseaux de ma terrasse. Je m’arrête seulement pour aller croquer un bifana au Bar do Rio, apprendre le Portugais à l’école élémentaire ou monter à bord d’un voilier pour écouter les aventures de mes amis navigateurs.


Corps-mort

À la mort de Skik, un pan du paysage a sombré, englouti par le rio. Les collines ont basculé et avec elles, dans un craquement effrayant, les amandiers, les caroubiers, les murets anciens, les oponces et leurs fleurs sanguines… Tout s’est effondré. Le petit monde de la rive s’est tu, le vent s’est arrêté, il ne restait qu’un grand silence ; on n’osait plus se regarder. On l’a enterré dans les collines, entre deux buissons de cistes, la tête tournée vers le Guadiana, pas rancuniers. Sur une tuile de terre cuite déposée sur sa tombe, j’ai peint ce mot : Si tu n’étais pas mort, ami, jamais je ne t’aurais cru mon ami. En bas, le fleuve assassin rampait comme un reptile immonde, même le plein soleil avait l’air idiot.

Le soir où c’est arrivé, il faisait froid. Un gabian, son bec jaune dressé, martelait la berge avec ses pattes palmées. La surface du rio scintillait de minuscules cristaux et les épis de fenouil sauvage, sans un bruit dans l’air éteint, se couvraient de fleurs de brume. La lune était jeune, la soirée d’un noir profond, le bar complet : une seule table, des bougies au milieu, eux tout autour ; rien que les vedettes, le haut du panier. Il n’était pas 18h qu’ils étaient déjà tous déchirés à coup de medronho, l’eau-de-vie d’arbousier. Avant, il y avait eu le rouge frappé, de la bière en pagaille, des pétards pour certains. À ce stade, personne ne s’écoutait, tout le monde beuglait dans sa langue d’origine : on ne s’entendait plus, mais eux s’entendaient très bien. Parfois, l’odeur du pastis envahissait la buvette, un flacon poussiéreux qu’on nettoyait avec une lavette. Le medronho, c’était pour se finir… Quoi d’autre, si Benfica ne jouait pas ?

De temps en temps on en retrouvait un, comme ça, le pantalon sur les chevilles ; parti pisser, jamais revenu. Épargné par le courant de marée, le type coulait tout droit – de son vivant, il n’avait jamais bu autant d’eau. Dix jours après, porté par ses gaz, le teint bleu, les traits mâchés et des escargots dans les cheveux, le corps remontait à la surface comme une bouée triomphale. Mourir bourré était ici une discipline olympique ; ça vous posait un homme. O homem pega num copo, o copo pega num copo, e depois o copo pega no homem. Combien de fois on l’avait entendu… L’homme prend un verre, le verre prend un verre et puis le verre prend l’homme. Ça les faisait hurler de rire, ils se commandaient une autre tournée.

Skik.

Sa tronche de vieil anar mal fagoté, son terrible accent truffé de mots précieux. Toutes ces nuits à gueuler contre les tories qui ripaillaient quand les gens crevaient de peur ; ses colères tonitruantes, ses grimaces, ses coups de bambou, ses mille versions de la même histoire ; son haleine de fumeur et sa sueur de poil rance. Moi, je ne riais plus, je ne me baignais plus. Le fleuve avait un goût de chair avariée, il portait l’odeur de son cadavre ballonné. Quand on l’a sorti de l’eau, Stef a refusé qu’on voie son visage, alors on l’a laissé sur la grève, face tournée contre terre, le temps qu’ils viennent le chercher. Quand ils sont repartis, l’empreinte de sa face boursouflée était encore imprimée dans la vase. 

Il souriait.

Hervé Basset